Le viaduc de Millau est un ouvrage hors du commun. Par ses dimensions tout d'abord : 2,5 km de long, des piles de plus de 220 m de haut pour faire franchir l'A75 la vallée du Tarn. Par son histoire aussi qui, bien que récente, a vu un déchaînement des passions qui a rendu sa naissance très mouvementée. Par les techniques qui auront été requises enfin, faisant appel à ce que le génie civil peut faire de mieux à ce jour.
Le CSTB (Centre Scientifique et Technique du Bâtiment) a été associé à ce challenge dès sa genèse, en 1993. D'abord en définissant les conditions de vent sur ce site bien particulier à l'aide de mesures in situ, de modèles numériques, et d'études sur maquette topographique pour le compte du maître d'ouvrage, l'AIOA (Arrondissement Inter-départemental d’Ouvrages d’Art) Millau. En 1996, au stade des études de définition de deuxième phase, le CSTB réalise les essais aérodynamiques du tablier et des pylônes du projet multi haubané. Lorsque ce projet est lauréat du concours, les études aérodynamiques sont poursuivies avec un projet dont la géométrie s'affine et se finalise (1997-1998).
En 2001 la décision est prise de concéder l'ouvrage au groupe Eiffage qui propose un mode original de construction du projet métal : le lançage du tablier métallique depuis les plateaux latéraux en utilisant, outre les piles béton définitives, des palées intermédiaires et provisoires métalliques, dont plusieurs mesurent près de 180 m de haut.
Des études aérodynamiques complémentaires sont alors conduites au CSTB, pour la phase de construction notamment, et aussi pour vérifier la non sensibilité des pylônes métalliques aux phénomènes aéroélastiques (vibrations) que leur relative grande légèreté est susceptible d'engendrer. Une étude particulière est aussi réalisée pour vérifier la tenue au vent de la couverture de la barrière de péage.
¢ LA DEFINITION DU VENT
Il est essentiel de savoir, au stade de la conception d'un ouvrage, quelles sont les contraintes auxquelles il sera soumis. Les contraintes climatiques sont, dans le cas d'un grand pont comme celui-ci, parmi les plus importantes. Et le vent constitue, à une altitude de plus de 200 m, un adversaire redoutable, tant en période de construction que d'exploitation.
La connaissance du vent sur le lieu de construction commence donc par une période d'observation sur site. Des instruments sont installés et mesurent les caractéristiques du vent pendant une durée suffisamment longue (plus d'un an dans ce cas). Ensuite la comparaison de ces données de terrain avec les valeurs enregistrées pendant la même période par la ou les stations météorologiques proches (Millau Soulobres) permet de transposer les statistiques climatiques issues de plusieurs dizaines d'années de mesures à la station météo sur le site de construction.
Pour le cas particulier du viaduc de Millau, la hauteur exceptionnelle des piles ne permettait pas l'utilisation unique des techniques traditionnelles d'anémomètres portés par des mâts de grande hauteur. Une méthode de sondage de l'atmosphère par ondes sonores (Sodar) a été adoptée. Le principe du Sodar est proche de celui utilisé dans l'eau par les appareils de type sonar : une onde sonore est émise en un point, qui se propage librement dans l'air jusqu'à ce qu'elle rencontre une différence de densité du fluide, généralement due à un cisaillement entre deux couches. Une partie de l'onde est alors réfléchie dont le temps de trajet et la fréquence sont enregistrés par une batterie de détecteurs.
Du temps de vol on déduit la distance de l'écho, du glissement en fréquence on déduit les vitesses des couches d'air par application de l'effet Doppler. On a pu ainsi à partir d'un émetteur récepteur situé au sol sonder l'atmosphère jusqu'à l'altitude du plus haut point du pont, 343 m (figures 1 et 2).
L'utilisation combinée du Sodar et de techniques anémométriques classiques (un pylône de 40 m muni d'anémomètres était installé sur l'arête du plateau de France) a permis de définir les caractéristiques du vent en quelques points de la vallée. Un modèle numérique représentant l'ensemble du site, celui de la station météo de Millau Soulobres et un modèle physique à échelle réduite du 1/1250e étudié en soufflerie à couche limite atmosphérique ont parallèlement été mis en oeuvre pour corroborer et compléter ces mesures (figure 3).
L'approche numérique, calibrée par rapport aux données obtenues sur le terrain et corrélée avec les mesures simultanées enregistrées à la station météorologique, a permis de définir des coefficients de transfert et d'effectuer des analyses statistiques. Vingt-neuf années de mesures à Millau Soulobres (période 1965-1993) ont été utilisées dans une analyse aux valeurs extrêmes (méthode des"tempêtes" appliquée aux tempêtes dominantes orientées sud-est et nord-ouest) afin de déterminer le vent nominal de période de retour de cinquante ans au niveau du tablier.
L'étude topographique a été réalisée dans la soufflerie à couche limite du CSTB sur une maquette à l'échelle 1/1250 reproduisant le relief dans un cercle de 5 km de diamètre. Deux sondes à fil chaud à trois composantes furent utilisées pour mesurer les fluctuations du vent (intensité des turbulences, densités spectrales) et leurs corrélations spatiales (échelles de turbulence, fonctions de cohérence) sur toute la longueur du viaduc et sur les piles, pour les orientations dominantes du vent déterminées par l'étude sur site et l'analyse statistique associée.
La synthèse de ces études climatiques a permis de définir des "modèles" de vent, fonction de la direction du vent et de la position sur le viaduc. Ces modèles ne prédisent en aucun cas quelles seront les caractéristiques climatiques à une date future donnée; ils permettent par contre, à partir des statistiques issues de plusieurs dizaines d'années passées, d'extrapoler aux années à venir.
Quelles seront les conditions de vent les plus sévères auxquelles le pont devra résister, ce sont ces modèles de vent qui sont utilisés pour le dimensionnement de l'ouvrage.
Malgré la très grande hauteur des piles, les caractéristiques du vent au niveau du tabler du viaduc de Millau ne sont pas plus sévères qu'au pont de Normandie : la vitesse moyenne du vent est nettement plus faible mais les niveaux de turbulence sont plus élevés, ce qui conduit à des vitesses maximales équivalentes (55 m/s). Les caractéristiques spatiales de la turbulence sont également globalement comparables; la différence essentielle entre le vent "Millau" et le vent "Normandie" est la nécessité de prendre en considération des vents moyens non horizontaux au-dessus du site de Millau. Les mesures par Sodar montrent qu'il faut tenir compte, pour l'inclinaison moyenne du vent, d'une fourchette de ± 2,5° à 270 m au-dessus du Tarn et de ± 5° à 130 m au-dessus du Plat de Peyre.
¢ LES EFFORTS ENGENDRÉS PAR LE VENT, LES PROPRIÉTÉS AÉRODYNAMIQUES DES ÉLÉMENTS DU VIADUC
Chacun des éléments du pont est sujet à l'effort des vents violents : les piles, dont la hauteur est un record mondial, le tablier, dont la légèreté facilite l'apparition de vibrations, les pylônes qui sont les points les plus hauts du pont et les câbles qui sont tendus comme les cordes d'une harpe entre le tablier et les pylônes.
Une première approche a donc consisté à étudier séparément chacune de ces parties au moyen de maquettes simples, des maquettes sectionnelles. Par exemple pour le tablier du pont, sa forme extérieure étant la même sur l'ensemble du pont, les efforts de vent ont été mesurés sur un tronçon pour extrapoler ensuite sur la longueur complète de l'ouvrage (photo 1).
C'est le même type de maquette qui a été utilisé pour connaître les efforts du vent sur un bout de pile, sur un morceau de hauban, sur une partie de pylône. On reconstruit ensuite le pont complet en affectant à chaque élément sa longueur réelle. Des essais de stabilité ont complété les mesures d'efforts sur la maquette de tablier du viaduc pour vérifier la qualité du profil géométrique vis-à-vis des problèmes de vibration verticale ou de torsion. Pour ce type d'essais la maquette est montée sur un système de suspension dont les caractéristiques sont déduites de la raideur de l'ouvrage réel. L'observation du comportement de la maquette en fonction de la vitesse du vent en soufflerie permet d'en déduire celui de l'ouvrage réel.
C'est à cette étape que le tablier du viaduc de Millau a évolué, d'une forme initiale d'abord trapézoïdale, puis triangulaire, à une forme finale trapézoïdale à base étroite très performante d'un point de vue purement aérodynamique, alliant faibles efforts transversaux et très bonne stabilité malgré les écrans pare-vent latéraux (protection des véhicules sur l'ouvrage) très pénalisants (figure 4).
Mais le vent est variable dans le temps et dans l'espace, une "rafale" de vent n'agit à un instant donné que sur une partie de l'ouvrage. Le calcul des actions du vent sur l'ouvrage complet nécessite donc d'introduire cette variabilité spatio-temporelle du vent : il faut tout d'abord générer la vitesse du vent en chaque point du pont au cours du temps par une "simulation temporelle du champ de vent". Cette carte, en trois dimensions, des vitesses instantanées du vent est ensuite transformée en un "champ des efforts", en associant en chaque point du pont la vitesse du vent aux propriétés aérodynamiques de l'élément de pont concerné mesurées en soufflerie. En pratique, il s'avère plus simple pour des raisons mathématiques de raisonner dans le domaine des fréquences en utilisant des approches spectrales où les propriétés spatiales de la turbulence sont caractérisées par des échelles de turbulence qui ont la dimension de longueurs et qui représentent une moyenne statistique de la taille des tourbillons du vent naturel.
De tels calculs ont été conduits par les bureaux d'études EEG, Serf et Structures, ce dernier agissant en tant que sous-traitant du groupement des concepteurs, d'abord dans les phases de définition du viaduc, puis par le bureau Greisch pour le concessionnaire Eiffage en collaboration avec l'ingénieur-concepteur Michel Virlogeux. La phase en service et l'ensemble des phases de construction ont ainsi été étudiés en utilisant comme entrée les modèles de vent issus de l'analyse climatique et les propriétés aérodynamiques du viaduc mesurées sur maquettes sectionnelles en soufflerie.
¢ LE COMPORTEMENT DYNAMIQUE DE LA STRUCTURE
La connaissance des efforts directement induits par le vent sur le viaduc n'est qu'une première étape. En effet plus un ouvrage d'art est élancé, audacieux, plus il est souple, susceptible de se déformer sous les sollicitations externes. Le vent turbulent, variant sans cesse, génère des déplacements des parties les plus souples de la structure, dont les valeurs extrêmes sont celles qui conditionnent la résistance.
Cette "réponse dynamique" du pont sous l'excitation du vent turbulent est elle aussi appréhendée d'un point de vue expérimental via des maquettes spécifiques en soufflerie parallèlement à des calculs sur ordinateurs qui complètent les mesures physiques.
Ce type de maquette "aéroélastique" permet de reproduire tous les effets du vent turbulent, les effets de sillage, l'influence de la topographie. Comme cette maquette est structurellement semblable à l'ouvrage réel, on peut lui adjoindre des éléments structurels tels que câbles de retenue, amortisseurs, masse additionnelle... afin de tester les différentes mesures que l'on peut mettre en application pour mitiger l'excitation du vent.
En pratique ces maquettes complexes sont plus particulièrement utilisées pour valider les étapes cruciales de la phase de construction, car c'est généralement pendant les travaux qu'un ouvrage d'art est le plus fragile. Pour le viaduc de Millau, la solution béton puis le projet métal finalement choisi ont fait l'objet d'études spécifiques de leur phase de construction la plus sensible sur maquette aéroélastique en soufflerie (photos 2 et 3).
Les mesures de déplacement réalisées sont directement extrapolées à la vraie grandeur; on en déduit aussi des paramètres essentiels pour les calculs, comme les fonctions d’"admittance" ou l’"amortissement aérodynamique" de chacun des modes de vibration. Les modèles des ordinateurs sont ainsi "recalés" sur l'expérience physique en soufflerie et peuvent ensuite être appliqués à nombre de cas proches.
On peut aussi à tout moment d'un projet souhaiter étudier en détail un élément particulier de l'action du vent sur l'ouvrage, parce que les calculs ont mis en évidence son importance. Pour le viaduc de Millau c'est ce qui a été réalisé pour l'admittance aérodynamique du tablier. Cette fonction particulière, qui exprime la manière dont les forces instantanées du vent sur le tablier peuvent être mieux ou moins bien corrélées que la structure du vent incident, a été mesurée sur une maquette spéciale à la fin du processus de calcul, pour affiner celui-ci dans les phases constructives les plus sensibles (photo 4).
Des études particulières ont aussi été conduites sur les pylônes et les palées provisoires, gigantesques treillis d'acier qui supportent le tablier pendant la phase de lancement. La conception d'un pont est donc bien un aller-retour permanent entre la modélisation et les mesures physiques qui permettent de l'asseoir (photos 5 et 6).
¢ LE CONFORT ET LA SECURITE
Si on adapte la structure au vent, encore faut-il que les véhicules qui empruntent le pont ne subissent pas non plus ses effets. Un brise-vent a donc été conçu et a été étudié, du point de vue de son efficacité, sur des maquettes à échelle réduite, en soufflerie. Il s'agissait alors de protéger les véhicules contre les rafales, de la moto au camion, sans augmenter outre mesure les efforts du vent sur le pont.
Le principe retenu est une structure poreuse de 3 m de hauteur en matériaux transparents qui mitige les effets du vent tout en conservant aux usagers du viaduc la possibilité d'apercevoir la vallée. Car le confort, c'est aussi de se sentir bien sur l'ouvrage.
Dans le même esprit il a été décidé de se prémunir contre la génération de bruit aéroacoustique par ce brise-vent, il est arrivé à d'autres ouvrages de "siffler" à des kilomètres à la ronde les jours de vent. Cette validation a été réalisée sur un prototype à pleine échelle dans la veine haute vitesse de la soufflerie climatique du CSTB. C'est le stade ultime des études relatives à un pont où l'on "teste" plus que l'on "étudie" ses composants alors que le projet en est déjà à la phase de réalisation (photos 7 et 8).
Finalement ce souci de sécurité s'est étendu à la barrière de péage dont la couverture à forme d'aile pouvait être sollicitée fortement par le vent. Une étude numérique, validée par un essai en soufflerie, a permis de définir les charges aérodynamiques nécessaires à son dimensionnement (figure 5).
Pour faire suite à ces études et pour les compléter, il est utile de vérifier maintenant que l'ouvrage est achevé que les marges de sécurité avec les hypothèses retenues sont bonnes. C'est le rôle du "monitoring" de relever les déplacements, les vibrations et les efforts au sein de l'ouvrage, en même temps que les conditions réelles de vent.
Cet outil, outre la sécurité qu'il apporte aux utilisateurs, est aussi très utile pour la politique de maintenance de l'ouvrage, il apporte enfin beaucoup d'enseignements aux concepteurs pour les ouvrages futurs. On connaît déjà les résultats des essais statiques et dynamiques conduits courant novembre 2004, ils sont tout à fait conformes aux prévisions.
Les essais dynamiques confiés au CSTB ont permis d'identifier 17 des 18 premiers modes de vibrations calculés, ainsi que quelques autres d'ordre plus élevé. Les enregistrements qui seront réalisés lors des tempêtes à venir devraient permettre d'en identifier d'autres et de confirmer les résultats des modèles numériques et expérimentaux.